Cette fois, ça y est. Il a fallu attendre que l'éditeur remette de l'ordre dans ses affaires, mais ça y est, l'enfant est né ! Et je peux désormais vous communiquer les extraits choisis pour le document de promo que nous avons préparé ensemble.
Le
sujet
Depuis la mort de sa mère, alors qu’il avait
huit ans, Jérôme est un enfant incompris, mal aimé de son père et surtout de la
maîtresse que, sitôt veuf, il s’est hâté d’épouser. Complice de sa révolte,
seule Martine, la fille de la marâtre, de quatre ans son aînée, lui a apporté
une affection dont il s’est nourri. Mais lorsqu’il atteint l’adolescence, le
désir physique pour cette jeune fille s’ajoute à l’adoration qu’il lui vouait.
Alors qu’il vient de lui révéler cet amour dérangeant, il apprend coup sur coup
qu’il est atteint du sida et que, adopté en réalité à sa naissance, il le doit
sans doute à sa mère biologique, engrossée par un prêtre. Rien n’est perdu
pourtant, grâce aux progrès de la thérapeutique mais surtout grâce à l’amour de
Martine qui, contre toute attente, accepte de répondre au sien.
C’est en s’inspirant de plusieurs événements rencontrés dans
sa propre vie que le poète néo-classique Pascal Fiévet avait imaginé cette
histoire mouvementée, qu’il avait écrite sous la forme d’un scénario dialogué
prévu pour le cinéma. quand il m'a proposé de le transformer en roman, j'ai choisi Martine pour en
faire la narratrice : surprise par le sentiment inattendu qui désormais
l’emporte avec Jérôme, elle s’efforce d’en reconstituer l’histoire depuis ses
origines dans un journal dont voici quelques extraits.
D’abord la première
page
Beaudrimont, le
1er
juin
1988
Dans cinquante-sept jours, Jérôme
fêtera son quinzième anniversaire, avec moi.
Et il y en aura encore beaucoup
d’autres.
Parce que Jérôme, l’enfant du
péché, comme ma garce de mère a osé l’appeler, ne peut pas payer de sa vie un
péché qui n’est pas le sien.
Parce que le sida n’est pas la
punition d’un péché : rien d’autre qu’une saloperie de virus.
Parce que je l’empêcherai de
croire à cette abomination.
Parce que moi, Martine, dix-huit
ans, bientôt dix-neuf, je vais lui faire aimer la vie.
Parce qu’il y a droit.
Et parce que je l’aime.
Ils ont commencé par se détester, puis…
Samedi 4 juin 1988
On devait être en juin, ou
peut-être fin mai quand, sans que personne d’autre que lui et moi en sût rien,
nos rapports commencèrent à changer pour de bon.
Je ne me rappelle pas ce qu’il
avait pu faire de plus que d’ordinaire mais cette fois, alors qu’on avait à
peine fini l’inévitable potage aux légumes, Éric cria : « File dans ta chambre ou je t’assomme ! » et Jérôme
obéit sans demander son reste.
L’expression de triomphe que je
lus alors dans les yeux de ma mère me fut insupportable.
À la fin du repas, j’ai pris
discrètement dans le compotier une pomme, que j’ai cachée dans ma poche, et je
suis allée frapper à la porte de sa chambre. Je me souviens comme si c’était
hier de notre dialogue, le premier que nous ayons jamais eu.
– C’est moi, Jérôme. Je peux
entrer ?
– Fous-moi la paix !
– Ça va, Jérôme, je sais que tu
m’aimes pas mais… les pommes, tu aimes, non ?
Il a ouvert la porte, le visage
encore baigné de larmes, il m’a regardée, il a regardé la pomme que je lui
tendais et il a dit :
– Pourquoi tu fais ça ?
J’ai pris une grande inspiration
et j’ai dit :
– Parce que j’emmerde ma mère. Ça
lui fait trop plaisir que tu sois privé de dessert. T’as pas encore compris que
je la déteste autant que toi ?
– Autant que tu me détestes ?
– Mais non, petit crétin ! Autant
que tu la détestes ! Si je te détestais, toi, je serais pas là !
Il a pris la pomme. Il a dit «
Merci ! » et tout d’un coup, pendant que je le regardais mordre dedans, un peu
émue, il a jeté ses bras autour de mon cou pour me faire un baiser mouillé.
Alors, évidemment, j’ai senti les
larmes me monter aux yeux.
Ça n’était plus arrivé depuis
l’enterrement de papa. Nous avons pleuré ensemble un moment sans rien dire,
assis sur son lit, pendant que d’une main il tenait sa pomme, qu’il mangeait en
sanglotant, tandis que son autre bras s’accrochait à mon cou.
Puis je lui ai dit : « Allez ! Va
faire ta toilette maintenant ! » Il s’est mouché, il a changé ses chaussures
pour des pantoufles, pris son pyjama sous l’oreiller, et il est parti vers la
salle de bains. Je l’ai suivi dans le couloir. Au moment d’entrer, il
s’est retourné et il m’a dit : « Bonsoir
Martine. Et merci pour la pomme. » C’est tout.
C’est depuis ce soir-là que je
l’aime.
Enfin… Aujourd’hui j’ai envie de
le dire comme ça mais ce n’est pas si simple…
Et les années passent et la haine de
la mère de Martine dure..
Jeudi 9 juin
1988
Quand nous étions seules, elle me
disait :
– Il ne tourne pas rond l’avorton
! Et à ta place je m’en méfierais, il est vicieux ! Il a des façons de te
regarder quelquefois…Crois-moi ! Je te dis ça pour ton bien !
Mais moi, ses regards ne me
gênaient jamais et qu’elle le traitât d’avorton, cela me révoltait. Évidemment,
il était de santé fragile. Malgré une opération des végétations et la cure à
Berthemont, il avait continué à collectionner les otites. Mais c’était un
enfant qui se battait pour s’endurcir. En plein hiver, il s’en allait courir
autour du jardin presque nu, il faisait des pompes devant sa fenêtre ouverte et
il ne voulait rien entendre quand je le traitais de fou. Alors, oui, malgré ma tendresse,
physiquement, il était resté à mes yeux l’enfant malingre qui, au premier
abord, n’avait pas attiré ma sympathie. Mais dans ces moments-là, transfiguré
par cette volonté de lutter, comme il l’avait été, à Berthemont, par le bonheur
de communier avec la nature, il me paraissait beau.
Évidemment, ma mère ne le voyait
pas avec les mêmes yeux et elle continuait de cultiver à son égard une
hostilité sournoise que son mari se refusait étrangement à percevoir. Quand il
se fâchait contre son fils, elle faisait semblant de vouloir jouer les
pacificatrices, et ce manège mettait Jérôme hors de lui.
– Toi, ça te regarde pas ! T’es
pas ma mère ! criait-il.
La colère du père s’en
augmentait. Cela se terminait par une punition qui pouvait aller du « Fous le
camp dans ta chambre, et que je ne te revoie plus aujourd’hui ! » signifiant la
privation du repas, à la paire de claques assez violente parfois pour l’envoyer
se cogner contre les meubles qui, depuis le CM2, avait remplacé la fessée.
Alors il sortait en courant, sans
souci de se couvrir quand le temps l’aurait exigé. De jour ou de nuit, selon
l’heure et la saison, il filait jusqu’au cimetière pour aller pleurer sur la tombe
de sa mère.
Et c’est encore Ernestine qui
nous le racontait en le raccompagnant parfois.
– Faut pas le laisser partir
comme ça de ce temps ce pauvre petit, disait-elle. Pas étonnant après qu’il
soit malade ! Qu’est-ce que vous voulez ! Il l’aimait tellement sa maman ! C’est
quand même malheureux d’être orphelin à cet âge ! C’est vrai que toi aussi ma
petite Martine, mais quand même, toi tu étais plus grande déjà, puis une maman
c’est une maman, c’est pas pareil.
Ça dépend laquelle. La réponse me
brûlait les lèvres, mais je la retenais.
Puis c’est la crise.
Lundi 13 juin
1988
J’ai pris une grande inspiration
et j’ai frappé à sa porte, bien décidée à tirer tout cela au clair et ne
doutant pas de mon aptitude à tenir mon rôle : être la voix de la raison.
– Jérôme ! C’est moi ! Je peux
entrer ?
Il a ouvert la porte et il s’est
jeté dans mes bras en pleurant. Je ne m’étais pas attendue à le trouver à ce
point désarmé.
– Martine ! Qu’est-ce que j’avais
besoin de toi !
J’ai essayé de ne pas me laisser
attendrir.
– C’est ça ! Je vais te consoler
! Non mais ça va pas de menacer ma mère avec un couteau ?
Il s’est reculé pour me regarder,
un peu désemparé.
– C’est vrai, c’est ta mère
malgré tout ! Tu dois m’en vouloir ! Mais je l’aurais pas touchée tu sais !...
Martine ! Si tu me laisses tomber j’ai plus personne ! Dieu m’aime pas.
– Plus personne ! C’est ça ! Tu
menaces ta belle-mère avec un couteau, Ernestine te recueille au presbytère, le
Père Jean te ramène, lui et ton père sont en train de discuter de ton avenir et
tu n’as plus personne ! Et « Dieu m’aime pas » en plus ! Non mais qu’est-ce que
ça veut dire ?
– Pourquoi il m’a enlevé ma mère
?
– Oh ! Et moi c’est mon père que
j’ai plus, c’est pas une raison pour dire des conneries ! Tu arrêtes un peu ton
numéro de Caliméro ! Tu as quatorze ans mon grand ! Il serait peut-être temps
d’essayer d’être raisonnable !
– Facile à dire ! Toi je sais pas
comment tu fais, tu as toujours tout bien, tandis que moi… Et puis… Ernestine,
je dis pas, c’est un peu comme une grand-mère, mais le Père Jean, hier soir, il
m’a engueulé, tu aurais dû l’entendre !
– Parce que tu l’avais pas mérité
peut-être ?
– D’accord, je le reconnais, mais
mon père, tu vas pas me dire qu’il m’aime ! Il prend toujours le parti de ta
mère ! Elle, bon, je veux bien, c’est une marâtre, normal, mais lui ! Il en rajoute
des fois même !
– Et en ce moment, il discute
avec le Père Jean pour savoir ce qu’on peut faire de toi, en la laissant à la
porte, vexée comme un pou, à essayer d’écouter ce qu’ils disent.
S’essuyant les yeux sur la manche
de son pull-over, il sourit à cette révélation.
– C’est vrai ? Qu’est-ce qu’elle
doit marronner ! Si seulement ils pouvaient décider de me mettre en pension !
– Tu voudrais aller en pension ?
Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, tu sais ! Avec ton caractère,
tu aurais du mal !
– Mais à La Trinité, avec toi !
Comment n’y avais-je pas pensé ?
Nous nous étions assis sur son
lit et il se frottait contre moi comme un chaton, la tête sur mes genoux.
Encore qu’inhabituelle, cette attitude enfantine ne me surprenait pas dans la situation
présente. Mon esprit était trop occupé à évaluer la probabilité que le Père
Legène acceptât Jérôme à La Trinité.
– Parce que c’est là-dessus que
tu comptes ? Ça mon vieux, c’est pas gagné !
– M’appelle pas « mon vieux » ! «
Mon vieux », c’est un copain. Je suis pas un copain, je t’aime.
– Et c’est pas pareil ?
– Fais pas semblant de pas
comprendre. Je t’aime, Martine. Je suis amoureux de toi. Je voudrais qu’on soit
mariés, plus jamais te quitter, te faire l’amour…
Le ciel me tombait sur la tête.
Je l’ai repoussé brusquement :
– Non mais ça va pas ? Je vais
finir par croire qu’elle a raison ma mère ! Tu es fou !
Il s’est effondré.
– Tu m’aimes pas !
Je ne pouvais pas le laisser dire
ça.
– Mais si, je t’aime, mon petit
loup !
Je ne l’avais presque jamais
appelé ainsi. Seulement quand il était plus petit et qu’il avait de gros
sanglots. J’ai repassé mon bras autour de ses épaules.
– Je t’aime, mais pas comme ça !
Enfin, tu te rends compte de ce que tu dis ? J’ai dix-huit ans et toi quatorze
!
Mais à La Trinité, Jérôme est mal
accepté par ses camarades.
À la fin de la séance de sport,
la douche est facultative, mais le terrain étant boueux à souhait, il est
facile de s’arranger pour que Jérôme en ait besoin. Thomas, Ernest et quatre
fidèles au courant des détails du projet s’emparent les premiers des boxes afin
d’en être sortis quand Jérôme pourra y accéder à son tour. Dès qu’il y est
entré, les six garçons se rhabillent en hâte et se préparent à l’accueillir. Le
signal donné aux Quatrièmes, une bagarre a commencé à l’autre bout du terrain, toute
la classe s’est précipitée autour avec un maximum de confusion et de
hurlements, les deux professeurs présents se sont mobilisés pour tenter de
rétablir l’ordre et la voie est donc libre. Dans le vestiaire, quelques
exclamations allusives du genre « Ça pue le cafard ! » ou « Il est cuit le
fayot ! » fusent, pour chauffer l’atmosphère, puis les choses se précisent :
– On va lui passer la bite au
cirage !
Mais le bruit de la douche
empêche Jérôme de les entendre. Quand il sort, vêtu seulement de sa serviette,
quatre garçons se jettent sur lui, la lui arrachent et le maintiennent tandis que
Thomas Perrucher et Ernest Toraincourt, munis l’un d’un tube de cirage noir et
l’autre d’un tube de dentifrice, l’en barbouillent copieusement. Ce qui,
semble-t-il, n’était pas prévu, car l’affaire devait rester secrète, un
septième garçon, pour ne pas être en reste, ramasse ses affaires et s’en va les
jeter dehors par le vasistas des WC. Le malheureux Jérôme se débat comme un
beau diable en hurlant de douleur et d’humiliation. Échappant enfin à ses
bourreaux, dans son affolement il se précipite dehors, où les élèves qui n’ont
pas pris de douche et les filles déjà rhabillées le regardent, incrédules, en
le huant, se heurte à la porte par hasard verrouillée du cagibi, et se réfugie
finalement dans le vestiaire des filles, apparemment vide, dont il referme sur
lui la porte à clé.
Mais le vestiaire des filles
n’est pas totalement vide. Caroline Tournaud sort des WC. À treize ans et demi,
elle est la plus jeune de la classe. Une gentille et mignonne petite souris qui
n’en revient pas de se trouver soudain en face de Jérôme Delcourt, tout nu et
barbouillé de cirage et de dentifrice. C’est elle qui me l’a raconté depuis.
C’était pendant ces quelques jours où je croyais que Jérôme allait bientôt
sortir de l’hôpital complètement guéri. Les sévices qu’il avait subis étaient
rejetés dans un passé anecdotique par le repentir des bourreaux et, du coup, c’est
surtout le côté pittoresquement spontané du récit de la petite Caro qui m’a
frappée. Mais peut-être aussi sa réaction face à la nudité de Jérôme qui, sans qu’elle
s’en doutât, créait entre elle et moi, à son endroit, une sorte de complicité
souterraine.
– Quand il m’a vue, il est resté
tout con, les bras ballants. Il essayait même pas de cacher sa bite ! Moi, je
m’en fous, j’en ai vu d’autres mais…
– Toi ?
– Ah mais non c’est pas ce que tu
crois ! Mais à la maison, mon frère par exemple… Eh zut ! Vaut mieux que je
t’explique sinon tu vas imaginer… Quand j’étais petite, mes parents ils étaient
du genre baba-cool, encens, toilette en famille, tout le monde à poil dès qu’il
fait pas trop froid et tout ça. Puis, quand j’avais six ou sept ans, ils ont
rencontré Jésus ! Moi, Jésus, j’ai rien contre, plutôt sympa comme mec, mais le
fils de Dieu et tout ça… Bref, eux, ça a été changement à vue, fin de la récré,
école catho, tout le monde se rhabille et personne voit plus le cul de
personne. Moi, pas contrariante, j’ai fait comme on voulait, mais mon frère –
tu le connais mon frère, il était dans ta classe l’an dernier – lui, il a pas
apprécié. Alors devant les parents, profil bas, il a rien osé dire, mais dès qu’ils
nous laissaient seuls à la maison, hop, à poil ! Limite exhib avec moi ! Il me
disait d’en faire autant. Des fois je le faisais, pourquoi pas ? Que ce soit
défendu, ça me gênait pas, au contraire ! D’abord, j’ai toujours pas compris
pourquoi : on était bien avant, je trouve ! Puis désobéir à deux, avec mon frère,
j’aimais plutôt bien ! Après j’ai arrêté : juste marre de devoir me rhabiller
en vitesse quand on les entendait rentrer. Par contre à la plage… L’été dernier
quand il a eu son scooter, les parents lui ont permis de m’y emmener avec lui. On
leur a pas dit que c’était à la plage naturiste, à Quend. Comme quand on était
petits : le pied ! C’est pour ça que je te disais, des bites… Enfin tu vois,
quoi !... Bref, j’ai dit : « Ben dis donc, ils t’ont bien arrangé ! Mais
qu’est-ce que tu fous à poil dans le vestiaire des filles ? » Il m’a dit qu’ils
avaient jeté ses affaires dans le cagibi. Moi j’ai dit « Bon ! Commence déjà
par te nettoyer. Tu veux du gel douche ? Tiens, prends déjà ma serviette. »
Pendant ce temps, dehors, les profs gueulaient « Ouvre Jérôme ! » en secouant
la porte, surtout qu’en plus, il y avait des filles qui disaient : « Il y a
Caro dedans ! Elle est toute seule avec Jérôme à poil ! » Tout excitées
qu’elles étaient !... Pendant qu’il se douchait, j’ai réfléchi. Et quand il est
sorti, je lui ai dit : « Garde donc ma serviette ! » Le pauvre, complètement
paumé, il me la rendait au lieu de se la mettre autour de la taille ! Pas mal
d’ailleurs, entre nous, le Jérôme, à poil, bien nettoyé ! Et puis je lui ai dit
: « Fais-moi la courte ,je vais regarder par le vasistas. » J’ai passé la tête,
j’ai repéré ses fringues, j’ai vu qu’il y avait le container à déchets juste contre
le mur. Alors je lui ai dit : « Monte-moi encore un peu, je dois arriver à
passer et il y a ce qu’il faut pour le retour. Faudra juste que tu m’aides à
redescendre de ce côté. » Il voulait pas, il avait peur que je me fasse mal,
mais ça continuait à gueuler dehors. J’ai dit : « Qu’est-ce que tu proposes,
toi ? Je te dis que je peux y arriver ! Faut bien que ça serve à quelque chose
d’être une souris ! » Je sais qu’ils m’appellent comme ça, dans la classe, « la
souris ». En plus que mes parents me font habiller en gris ! Bref on a fait
comme ça, il s’est rhabillé. Il me remerciait tout en toussant comme un perdu,
j’en avais les larmes aux yeux ! La clé, il l’avait laissée dans la serrure, je
m’en étais même pas aperçue ! C’est moi qui ai ouvert la porte et qui suis
sortie la première. Il y avait des connes qui me demandaient « Qu’est-ce qu’il
t’a fait ? ». Comme s’il avait risqué de me violer… J’te jure ! Et ils sont
tellement restés bêtes de le voir sortir tout habillé et tout propre qu’ils ont
pas réagi quand il s’est brusquement tiré en courant vers la rue.
La petite Caroline ! Je ne la
voyais pas comme ça. Je le lui ai dit, et qu’elle avait vraiment été
formidable. Elle a rougi du compliment, mais elle a répondu :
– Tu sais, sur le moment… Mais
après j’ai vomi. Lui avoir fait ça, c’est vraiment dégueulasse.
Plus tard, à l’hôpital…
Je n’ai pas eu le temps de
m’interroger sur les sous-entendus que semblaient recouvrir ces paroles, car le
docteur Lasco arrivait. Il souriait, mais sans forcer sur l’enjouement, gravement.
– Bon ! Jérôme, ta pneumopathie
est guérie pour cette fois et tu vas pouvoir sortir demain comme on l’espérait.
Mais il faut qu’on parle de la suite tous les deux. Vous nous laissez, mademoiselle
?
Il avait vu mes larmes, il avait
dû penser que je n’étais pas assez forte pour supporter ce qui allait se
passer.
– Elle peut rester, a dit Jérôme,
j’ai pas de secrets pour elle !
– Tu as de la chance, a dit le
médecin. Mais… je préfère te parler en tête à tête !
Je suis allée attendre dans le
couloir. Cela n’en finissait pas et je ne pouvais pas penser à autre chose qu’à
ce qu’il devait ressentir en ce moment. Puis la lampe témoin de la sonnette d’appel
s’est allumée au-dessus de la porte, et l’infirmière est entrée. Le docteur est
sorti un instant plus tard et il m’a dit :
– Il ne veut pas vous voir. Je
crois qu’il a peur de vous contaminer, je lui ai pourtant bien expliqué !...
Vous êtes au courant, je suppose ?
– Oui docteur. Depuis quelques
jours seulement, mais j’ai lu des articles sérieux sur les modes de
contamination et les possibilités actuelles de traitement. Je suis prête à
l’aider au maximum, comptez sur moi.
– Pour l’instant, il ne veut voir
personne, mais restez là ! J’ai appelé l’infirmière pour ne pas le laisser
seul. Elle va le raisonner. Quand il sera un peu calmé, il aura besoin de vous.
Il faudra être très patiente avec lui : c’est dur à accepter et alors à son
âge… On a beau avoir malheureusement l’habitude, nous autres, les réactions
peuvent être assez imprévisibles. Attendez-vous à des hauts et des bas. Vous
êtes quoi, vous, pour lui ? Sa sœur ?
– Même pas : la fille de sa
belle-mère. Mais peut-être un peu plus… C’est un peu compliqué à expliquer.
Il a murmuré :
– C’est une mère qu’il lui
faudrait en ce moment, pauvre gosse !
J’ai essayé de sourire :
– Faute de mieux… Ça lui est
arrivé de me prendre un peu aussi pour sa mère, vous savez !... Et à moi aussi
peut-être, d’ailleurs ! Il faudra bien
qu’il s’en contente.
Il m’a regardée quelques
secondes, un peu surpris je crois, puis il m’a tapé sur l’épaule
affectueusement :
– Bon courage, mademoiselle !
Vous savez, on a de grands espoirs avec l’AZT. Il faut avoir confiance : le
moral, c’est très important !
Dix minutes, peut-être plus,
peut-être moins, ont passé avant que l’infirmière ne ressorte. Interminables…
Elle m’a dit :
– Il est un peu plus raisonnable
: il ne refuse plus de vous voir, vous pouvez y aller. Je vais quand même lui
donner un sédatif, comme ça, d’ici un quart d’heure il devrait dormir, ça
l’aidera à s’habituer.
Je l’ai trouvé pleurant, en chien
de fusil, sur son lit d’hôpital. Quand j’ai caressé son front, il a dit :
– Me touche pas ! Je veux pas que
tu l’attrapes ! Pas toi ! Moi, Dieu m’aime pas, je porte malheur ! Reste pas
avec moi ! Laisse-moi mourir tout seul !
J’ai dit doucement :
– C’est fini ces conneries, oui ?
T’as pas compris que c’est pas comme ça que ça s’attrape ? Dieu, je sais pas,
mais moi je t’aime. Et il faudra que ça suffise, parce que tu vas pas me laisser
tomber comme ça ! J’ai besoin de toi, moi ! Personne va mourir. On va te
soigner. Guérir, je te dis pas, pour l’instant on sait pas, mais ça va venir,
il faut juste tenir jusque-là !
Il se redressait pour me regarder
:
– C’est vrai que tu as besoin de
moi ?
– Bien sûr ! Qu’est-ce que tu
crois ?
La révolte.
Nous sommes arrivés pendant le Notre
Père que, tandis que Jérôme se taisait, j’ai récité machinalement à voix
haute avec l’assemblée, préoccupée seulement qu’il voulût rester debout près du
bénitier. J’ai risqué ensuite :
– Tu devrais t’asseoir : il ne
faut pas te fatiguer !
Il a répondu en dégageant son
bras que je tenais :
– Laisse-moi.
Il a attendu que tous les fidèles
qui voulaient communier soient sortis de leur banc pour se placer en dernier
rang, au bout de la file qui s’avançait vers le prêtre. Debout à l’entrée du
chœur, le Père Jean distribuait les hosties en répétant la formule sacramentelle
« Le corps du Christ », et les fidèles répondaient « Amen » avant de les
recevoir dans leur bouche ou dans leurs mains. J’ai hésité. Mais non, je ne
croyais pas que ce fût là le corps du Christ et je suis donc restée au fond de
l’église. Je n’ai rien vu venir.
Arrivé devant le Père Jean,
Jérôme a soudain dit d’une voix forte :
– Tu crois que tu peux me le
donner, papa ? Je risque pas de lui foutre le sida ?
Et se retournant vers les fidèles
sidérés, il a continué :
– Oui, bonnes gens ! Votre vénérable
curé est mon papa ! Le vrai ! Celui qui m’a fabriqué en baisant une putain ! Il
avait même pas mis de capote, le con ! Le pape veut pas ! Ils m’ont pas tué non
plus dans le ventre de ma mère ! Ça aussi c’est défendu ! Il n’y a que Dieu qui
a le droit ! La vie, n’importe qui peut la donner, ça fait rien, n’importe
comment, avec le sida en prime, ça fait rien, on a le droit, normal le sida
pour un enfant du péché, non ? Dieu, il s’en fout, il est pas regardant !
Peut-être même qu’il trouve ça juste. Mais la mort, ça, c’est lui. Et lui,
c’est quand il veut. Il a le temps ! Il peut s’amuser à te regarder un peu
souffrir avant, c’est plus drôle, non ? !
Je ne sais pas trop comment le
Père Jean avait réagi jusque-là. Moi je ne voyais que mon Jérôme hurlant sa douleur
et sa révolte. Mais tout d’un coup, il a essayé d’intervenir :
– Jérôme ! Calme-toi mon petit !
Tu blasphèmes !
– Et alors ? a crié Jérôme se
retournant vers lui. Ça vous regarde ? Qu’est-ce que vous avez à me dire ? Vous
m’avez fourgué aux Delcourt vite fait bien fait, ni vu ni connu j’t’embrouille
! Ça vous concerne plus, non ? C’est parce que vous êtes curé ? Un curé qui va
au confessionnal en sortant du bordel pour dire aux bonnes gens de pas le faire
! Pour faire honte aux petits garçons et aux petites filles qui se touchent ! Et
vous aussi vous venez de vous branler peut-être, avec la main qui tient
l’hostie ! Et le pape aussi peut-être, qui vous empêche de vous marier ! C’est
vrai que se marier, pour aller baiser ailleurs après ! Moi non plus je me
marierai pas, papa ! Je vais crever, moi ! Nettoyé l’enfant du péché, plus de
trace bientôt. Tout le monde va respirer mieux !
Dans leurs bancs, les paroissiens
étaient médusés. L’allée centrale était vide. Je me suis approchée de lui, je
l’ai pris dans mes bras pour lui dire doucement :
– Arrête Jérôme ! Leur péché on
s’en fout ! Moi je veux que tu vives !
Il m’a regardée, l’air égaré.
– Tu le savais, Martine, et tu
m’as rien dit ! Pourquoi ? Tu veux vraiment que je vive ? Ça fait déjà six ans
que je te pourris la vie et toi tu te plains pas ! Mais ça peut pas continuer,
ça. Aime-moi encore un peu, le temps que je finisse. Après, tu trouveras bien
un mec normal !
Et il est tombé, d’un coup.
Voilà. Je ne peux pas vous en montrer plus mais si ces extraits vous donnent envie, pour commander le livre adressez-vous à :
http://www.edkiro.fr/LenfantdupecheGuyBarbeyRoman.html
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